Nadeem Aslam
traduit de l'anglais par Claude et Jean Demanuelli
Le Seuil
cadre vert
janvier 2018
368 p.  22 €
ebook avec DRM 15,99 €
 
 
 

R e n c o n t r e   a v e c   N a d e e m   A s l a m

 « Nous n’avons pas le droit de perdre espoir »

Depuis quelques semaines, une voix s’élève des minarets, révélant les secrets des habitants de Zamana, au Pakistan. Nargis tremble ainsi chaque nuit de voir son passé révélé, un passé qu’elle n’a jamais osé avouer à son époux, Massud, avec lequel elle a créé un cabinet d’architecture réputé. Victime d’une balle perdue pendant un attentat visant un espion américain, Massud décède, laissant Nargis à la merci des services secrets pakistanais qui la somment d’accorder son pardon à l’espion qui a tué son mari. Elle peut néanmoins compter sur le soutien de Lily et de sa fille Helen, ses voisins, appartenant à la communauté chrétienne de Badami Bagh. Mais un nouveau drame vient bouleverser l’existence de Nargis, Lily et Helen, qui se voient forcés de prendre la fuite.

« Le Sang et le Pardon » est le cinquième roman de Nadeem Aslam. Né au Pakistan en 1966, il fuit à l’âge de quatorze ans avec sa famille le régime du général Muhammad Zia-ul-Haq pour l’Angleterre, où il réside.

 Comment sont nés la ville (fictive) de Zamana et le quartier de Badami Bagh ?
Deux événements tragiques sont à l’origine de ce roman : l’assassinat de Salman Taseer, gouverneur du Penjab au Pakistan, le 4 janvier 2011, et la fusillade de Tucson (Arizona) quatre jours plus tard, le 8 janvier 2011, lors d’une rencontre entre la parlementaire fédérale démocrate Gabrielle Giffords et ses administrés. Le fait que ces deux événements, de nature politique, aient lieu dans des pays aussi éloignés géographiquement et culturellement que les Etats-Unis et le Pakistan, m’a beaucoup touché. Ecrire représente pour moi une manière de canaliser mes émotions et de ne pas laisser impuni ce qui me paraît injuste, quel que soit l’endroit où cette injustice a lieu.

Zamana est un synonyme de « Zeitgeist », qui signifie en allemand « l’esprit du temps », le monde et tout ce qu’il englobe. Mon roman peut en cela se lire comme une allégorie. En tant qu’écrivain, j’adore créer des univers de toutes pièces, même si Zamana se compose de souvenirs de Lahore et d’autres villes du Pakistan.

Les personnages que vous créez appartiennent à des catégories sociales très différentes. Donner la parole à ceux qui ne l’ont pas habituellement, est-ce la raison pour laquelle vous écrivez ?
A mon sens, l’art se doit de dire le monde dans sa globalité et de n’oublier personne. Je conçois mes romans comme des démocraties : tous mes personnages doivent être traités et travaillés avec la même attention, sans quoi le lecteur ne pourra croire à l’histoire qui lui est racontée. C’est le propre du travail d’un écrivain que de créer des personnages les plus vraisemblables possibles. Si un élément manque dans la définition d’un personnage, dans sa personnalité ou sa manière d’agir, ce doit être pour une raison en lien avec l’intrigue.

Au cœur du suspens du roman, il y a cette voix qui, chaque nuit, dévoile les secrets de ses habitants. Comment vous est venue cette idée ?
L’idée me vient de « 1984 » d’Orwell et plus généralement des mécanismes mis en place par les dictatures et les systèmes répressifs pour contrôler les populations. Cette voix, crainte de tous les habitants de Zamana, en est l’allégorie.

Votre roman comprend des scènes très dures mais également des moments de grâce. Il s’agit là d’une caractéristique propre à votre écriture, où la beauté et l’horreur vont souvent de pair…
Cette question du lien entre beauté et horreur revient en effet souvent pour parler de mon travail. Les deux notions me semblent intimement liées. Prenons l’exemple du poète russe Ossip Mandelstam, qui a écrit des poèmes magnifiques célébrant la beauté de la vie, et qui est mort après avoir subi les pires humiliations lors de la période des Grandes Purges en Russie. Prenons l’exemple de son épouse, Nadejda Mandelstam, à qui les officiers de police qui venaient d’arrêter son mari ont dit « Vous pouvez désormais songer à vous remarier » et qui, pour sauver les poèmes de son époux, les a cousus dans des coussins… La beauté de leurs actes côtoie la tragédie de leur existence, les deux sont indissociables.

Face aux événements tragiques qui se produisent chaque jour dans le monde, il faut chercher le réconfort dans les choses simples. Face à l’oppression, il faut croire dans les traditions des peuples et leur capacité à résister. Il existe dans le monde un « nous », celui des peuples opprimés, qui sait comment lutter et se défendre. Et nous devons faire partie de ce « nous », où que nous nous trouvions.

L’un de vos personnages, Farid, prononce cette phrase : « Je n’ai pas encore gagné le droit au désespoir. » Elle me semble symptomatique de votre œuvre, qui traite de sujets graves et douloureux, mais où persiste toujours une lueur d’espoir.
Absolument, le désespoir doit être combattu. Si une personne s’adresse à moi en me disant combien ce monde est terrible, je lui demanderai alors ce qu’il fait pour y remédier. Nous n’avons pas le droit de perdre espoir.

Est-ce que cela traduit ce que vous ressentez aujourd’hui pour le Pakistan ?
Il y a de l’espoir, même dans un pays aussi marqué que le Pakistan. Je me sens citoyen de deux pays : le Pakistan et l’Angleterre, où Jo Cox, la députée du Parti travailliste qui s’opposait au Brexit, a été assassinée à une demi-heure de chez moi. En quittant le Pakistan à la fin des années 1970, je pensais avoir laissé derrière moi les assassinats politiques, et force est de constater que c’est faux. Dans le monde globalisé dans lequel nous vivons, nous sommes tous concernés par les tragédies que nous voyons chaque jour à la télévision, et par le terrorisme.

Pour l’écriture d’un précédent roman, « La Vaine attente », vous avez passé six mois enfermé chez vous sans voir personne. Est-ce ainsi que vous avez travaillé pour « Le Sang et le Pardon » ?
Quand j’écris, mon quotidien se réduit à dormir, se réveiller, écrire, dormir, se réveiller, écrire. Je me souviens d’être sorti de chez moi un jour et de m’être demandé : « Pourquoi neige-t-il ? Nous sommes en plein été ! », confondant la saison pendant laquelle l’intrigue de mon roman se déroulait et ma vie réelle. Une fois que les lieux et les personnages du roman que je suis en train d’écrire ont été créés, ils mènent leur existence propre et requièrent sans arrêt mon attention, ce qui peut mener à ce genre de confusion.

 Vous vivez entre l’Angleterre et le Pakistan. Considérez-vous aujourd’hui ces deux patries comme nécessaires à votre travail d’écrivain ?
Je passe l’essentiel de mon temps en Angleterre mais retourne fréquemment au Pakistan, notamment pour rencontrer des journalistes et savoir ce qu’il se passe dans le pays, au-delà de ce que les informations officielles laissent transparaître. Mais il est tout aussi important pour moi d’accompagner l’une de mes tantes au marché, pour observer à qui elle parle, comment elle choisit ses légumes. Ces gestes du quotidien sont tout aussi précieux pour moi, car ils m’aident à construire mes intrigues et mes personnages.

Propos recueillis par Laëtitia Favro

 
 
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