Liana Levi
policiers
octobre 2016
240 p.  19 €
ebook avec DRM 6,99 €
 
 
 

rencontre avec Qiu Xiaolong

« C’est mon devoir de raconter la révolution culturelle, car les Chinois, eux, ne le peuvent pas. »

Quand Qiu Xiaolong fait une pause, il nous gratifie de… deux livres d’un coup[1]. Avec « Il était une fois l’inspecteur Chen », le romancier de Saint-Louis (Missouri), né à Shanghai il y a 63 ans, se penche sur la jeunesse de son héros, livrant au passage des clefs sur ce qui les rapproche ou les sépare. Cette compilation de nouvelles ravira surtout les inconditionnels, ces  lecteurs conquis, au fil des neuf romans précédents, par sa peinture subtile des intrigues de palais communistes et son goût insatiable pour la gastronomie populaire. Avec « Il était une fois Qiu Xialong », il dévoile cette poésie aérienne et malicieuse qu’il prête à la plume de sa créature, mais qui le racontre tout autant, lui, le créateur. Deux gourmandises, offrandes aux initiés pour patienter jusqu’au retour d’un « vrai » roman policier. Dès l’année prochaine, promet-il.  

Pourquoi ce « prequel » à la série sur l’inspecteur Chen ?
Mes lecteurs, notamment les Français, me demandaient sans cesse quelle part de moi entre en Chen, et pourquoi telle part plutôt que telle autre. J’ai eu envie de creuser cette idée pour que la série puisse continuer à avancer. Car à l’origine, mon plan était juste d’écrire sur la Chine. J’ai évolué vers le genre policier au fil des livres, tout en gardant un fond social, politique, historique. A chaque fois, j’explore pourquoi tel crime se produit dans cette société, dans cette culture, et pourquoi Chen s’attire toujours des ennuis en s’opposant aux autorités. Mais avec ce livre, je dévoile à la fois pourquoi j’en suis venu à écrire et pourquoi l’inspecteur est devenu ce qu’il est. Je mélange les points de vue, je superpose ma réalité et la sienne.

Pourquoi ce livre arrive-t-il à ce moment précis de la série ?
Cette année 2016 est celle du 50ème anniversaire de la Révolution culturelle lancée par Mao Ze Dong. Et le gouvernement de Pékin ne veut pas en parler, ni que l’on en parle. Je le fais donc à ma manière, en montrant aux lecteurs comment l’inspecteur Chen et les gens de sa génération – la mienne – ont été façonnés, déformés, malgré eux, par ce qui s’est passé alors. Je me dois d’en parler pour des raisons personnelles car, lors de la Révolution culturelle, mon père était sur liste noire (ndlr. considéré comme capitaliste pour avoir créé une parfumerie artisanale). De ce fait, moi, j’étais un « chiot noir », je ne pouvais pas étudier et devenir Garde Rouge. Je lui en ai voulu, car mon avenir en Chine était maudit. Pour cette raison, je me sentais mal envers lui. Ce livre est aussi une façon de m’excuser auprès de mon père, comme auprès de mon ami Lu, le  « Chinois d’Outre –mer », qui m’a aidé à partir pour les Etats-Unis, que je n’ai jamais revu et pour qui je n’ai jamais rien fait en retour. J’ai d’ailleurs même traduit moi-même ce roman en chinois dans l’espoir que Lu puisse le lire un jour…

La Révolution culturelle reste un souvenir douloureux ?
Oui ! Un souvenir qui m’effraie comme un cauchemar. J’ai eu de la chance. Ce qui est arrivé à  mon frère aîné, écrasé par les tensions de cette période alors qu’il était malade, aurait très bien pu m’arriver, à moi. C’est mon devoir de raconter ce qui est arrivé, car les Chinois, eux, ne le peuvent pas.

C’est un besoin de cicatriser ?
Rien de ce qui concerne explicitement cette période ne peut être publié cette année. Un excellent magazine, dont le titre peut se traduire par « Histoire de Chine », a purement et simplement disparu pour avoir publié un texte sur la Révolution culturelle. Et ce qui m’inquiète, ce n’est pas seulement la volonté de censure du gouvernement de Pékin. C’est la possibilité qu’une telle période revienne. Des évènements similaires se produisent aujourd’hui. L’actuelle campagne anti-corruption est bien vue du peuple, mais elle peut cacher n’importe quelle arrestation, c’est du lavage de cerveau. Des journalistes et des avocats sont mis en prison, le contrôle idéologique sur les médias et les réseaux sociaux se renforce… 

Y a-t-il une forme de résistance ?
Au bureau, tout le monde parle la langue de bois officielle mais en privé, entre amis, on peut parler librement de tout. Des voix d’authentiques citoyens peuvent aussi se faire entendre dans le cyber-espace, même si leurs articles disparaîtront le lendemain. Mais le gouvernement a de gros moyens pour les surveiller et les réprimer. Je connais comme cela un homme d’affaires qui avait des millions de followers et critiquait le gouvernement sur les réseaux sociaux. Ce qu’on appelle en Chine un « Big V » (pour VIP). Il a été arrêté sous le prétexte d’avoir accueilli une prostituée chez lui. Un coup monté, bien sûr, mais il ne peut plus écrire. Rien n’a changé. Après la révolte de Tian An Men en 1989, le ministre de la propagande du gouvernement de Shanghai, qui avait exprimé sa sympathie pour les étudiants, avait été arrêté exactement sous le même prétexte…

Comment avez-vous conçu ces deux livres, « Il était une fois l’inspecteur Chen », et le recueil de poêmes « Il était une fois Qiu Xiaolong », qui paraissent simultanément ?
« Chen » mélange des nouvelles écrites depuis longtemps et d’autres écrites spécialement, pour donner une cohérence à l’ensemble. C’est un livre à la fois personnel et fictif, où j’ai romancé des scènes que j’ai vécues ou auxquelles j’ai assisté. Quand aux poêmes de « Qiu », certains avaient été écrits il y a longtemps, avant même que je ne crée le personnage de l’inspecteur, puis insérés plus tard dans les romans, parfois tronqués. D’autres étaient carrément inédits. Pour l’inspecteur, la poésie est un refuge, un abri où il survit dans un environnement politique menaçant. Je peux écrire des poèmes avec sa plume et ses yeux, mais aussi par moi-même, comme une expérience libératoire. On continuera donc à en lire dans ses prochaines aventures.

Cette « jeunesse » de Chen marque-t-elle la fin d’un cycle ?
Je ne veux pas juste enchaîner les romans, je veux que cette série soit différente, qu’elle renvoie à la réalité. J’ai donc eu besoin de me poser, le temps de ces deux livres, de réfléchir à ce que Chen peut devenir à l’intérieur du système chinois. D’autres romanciers m’avaient aussi mis en garde : il ne peut pas continuer à enquêter comme cela sans être sanctionné, c’est impossible dans la Chine actuelle. Puisqu’il ne peut plus être policier, alors qu’il fait un très bon policier et le sait, il lui faut juste une couverture. Dans le prochain roman auquel je travaille, il mènera son enquête en prétendant écrire une histoire du Juge Ti (ndlr. personnage de détective créé au 18ème siècle et repris par le romancier néerlandais Robert Van Gulik). Le livre mêlera ainsi sa « vraie » enquête et des extraits de son roman… Mes lecteurs aiment les intrigues policières, mais je ne m’éloigne  jamais de la littérature tout court.

Propos recueillis par Philippe Lemaire 

[1] Un recueil de poèmes de Qiu Xiaolong « Il était une fois Qiu Xialong » est offert pour l’achat de « Il était une fois l’inspecteur Chen »

 
 
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